Prince Henri Auditoire 02 BW

Les dangers de l'inflation pour le Luxembourg - Yves Mersch

Intervention de Yves Mersch au déjeuner-débat organisé par l'Economist Club Luxembourg

Luxembourg, le 6 octobre 2000

Seule la parole prononcée fait foi.

Mesdames, Messieurs,

Dans l'art de décrire des risques, d'identifier des dangers, de prédire des crises, les économistes ne le cèdent à personne. Ce n'est pas sans raison que leur métier est quelques fois décrit comme la science des catastrophes ; ils sont souvent considérés comme des sceptiques invétérés. Il y a probablement aussi des économistes qui associent leur prestige de façon tellement étroite à la réalisation de prévisions pessimistes qu'ils voient l'absence de catastrophes comme un désenchantement et une faillite personnelle. Dans la normalité toutefois les économistes espèrent que les politiciens vont prendre au sérieux leur mise en demeure et éviteront ainsi des mésaventures à la Nation.

Pourquoi un banquier central prendrait-il la parole sur les dangers de l'inflation ? La réponse la plus évidente est évidemment qu'en dernière analyse tout le monde s'accorde aujourd'hui que l'inflation est un phénomène monétaire, et que des déviations considérables de l'objectif de la stabilité des prix sont la conséquence d'un certain degré de laxisme dans la conduite de la politique monétaire face à des chocs exogènes.

N'avons-nous pas aujourd'hui presque une unanimité, chose extrêmement rare parmi les économistes, pour soutenir l'opinion que la meilleure contribution que la politique monétaire puisse apporter est d'assurer la stabilité des prix ? La poursuite de cet objectif n'est pas seulement la meilleure contribution de la politique monétaire à la croissance face à la foule d'évidences sur les impacts négatifs de l'inflation sur l'activité économique en général, mais la stabilité des prix est également la meilleure contribution de la politique monétaire à la politique sociale puisque ce sont les plus démunis qui sont les moins aptes à se protéger contre l'inflation.

Dans une économie monétaire la stabilité des prix permet un fonctionnement efficace des marchés et une perception correcte de la formation des prix. La thèse que la politique monétaire devrait avoir la stabilité des prix comme objectif prioritaire ne découle donc pas seulement du conservatisme des banques centrales, mais définit un des quelques rares axiomes reconnus de la discipline économique.

S'il y a un accord sur l'objectif de la stabilité des prix, le consensus de façade commence à lézarder quand il s'agit de donner une définition chiffrée à ce concept. En Europe nous avons retenu une définition consistant à considérer des prix stables s'ils sont compatibles avec une augmentation d'année en année de l'indice des prix à la consommation harmonisé de moins de 2%. Le mot « augmentation » indique clairement que des diminutions des prix à la consommation ne sont pas compatibles avec la définition de la stabilité des prix : la définition est donc symétrique dans la mesure où elle exclut à la fois l'inflation et la déflation.

Par ailleurs, il faut insister sur le mot «à moyen terme » qui reconnaît l'existence de développements des prix à court terme qui sont en dehors de la maîtrise de la politique monétaire. Cette orientation à moyen terme permet également une réponse graduée et mesurée à des chocs économiques pour éviter ainsi d'introduire une volatilité inutile dans les taux d'intérêt ou l'activité économique réelle.

On peut discuter de la définition numérique de la stabilité des prix. Certaines banques centrales n'ont pas retenu un chiffre précis. La décision prise au sein du Système Européen de Banques Centrales reflète avant tout la volonté de rester contrôlable, puisqu'une définition numérique donne un ordre de grandeur qui permet de mesurer la performance. En plus le chiffre retenu de 2% est dans la ligne soit implicite, soit explicite que la plupart des banques centrales participant à l'euro s'étaient donnée dans leur politique monétaire nationale avant l'avènement de l'euro. On peut également retrouver ce chiffre déjà dans une recommandation du Conseil de l'Union Européenne dès juillet 1995. Finalement, pour une nouvelle banque centrale une définition numérique donne une ancre claire pour les expectatives à long terme des agents économiques, alors que pour une institution ayant une réputation et une performance passées, cette définition peut être plus implicite.

En Europe la politique monétaire a été mise en commun et les décisions se prennent en fonction des agrégats européens et non pas en fonction de chiffres nationaux. Un pays qui se déplace en position d'exception par rapport aux agrégats européens s'expose aux risques d'une politique monétaire inadéquate pour sa propre économie. Il lui appartient donc de réagir en rétablissant un policy mix approprié par le biais des politiques structurelle ou fiscale.

Cette réaction par d'autres domaines de la politique nationale est d'autant plus nécessaire que ce pays est incapable d'influencer par son propre poids les agrégats monétaires communs. Une inflation au Luxembourg qui dépasse celle de ses pays voisins et celle de la zone euro, aura rapidement des conséquences néfastes sur la compétitivité d'autant plus que le pays est celui ayant la plus grande ouverture économique. De plus, le Luxembourg est le pays où la mobilité des facteurs joue au sein de la grande région probablement de façon plus parfaite qu'ailleurs en Union monétaire; ceci signifie qu'une dégradation notre performance économique entraine à terme une perte d'une partie de notre capital humain, étant donné que les travailleures frontaliers se détourneront du Luxembourg en faveur des pays qui connaissent une situation économique meilleure.

Voilà la raison pour laquelle la Banque centrale du Luxembourg a noté avec inquiétude le phénomène d'accélération de l'inflation plus nette au Luxembourg qu'ailleurs dans la zone euro, au point de mener à un renversement de position relative dans le sens que l'inflation luxembourgeoise avait en général tendance à évoluer plus lentement que la moyenne de ses partenaires. Depuis le deuxième trimestre de 1999 elle progresse à un rythme supérieur.

Le renchérissement des cours du pétrole ainsi que le niveau du taux de change par rapport au dollar américain de la monnaie unique sont les principaux facteurs explicatifs de l'accélération de l'inflation au Luxembourg. Il faut toutefois constater qu'en dehors de ces deux éléments, on a également vu un certain nombre d'augmentations des prix administratifs dont on peut se poser la question d'opportunité, peut-être non pas du point de vue économicité, mais du point de vue du choix du moment dans un contexte caractérisé par une inflation qui s'accélère.

L'inflation d'août dans la zone euro telle que mesurée par l'indice des prix à la consommation harmonisé, a été de 2,3% sur base annuelle. Au Luxembourg elle a dépassé ce chiffre de 1,4%. Seule l'Irlande avec un taux annuel de 5,7% a connu une inflation plus élevée que le Luxembourg en août 2000. Les chiffres pour septembre font encore état d'une inflation de 4,2% selon l'indice harmonisé ou de 3,4% selon la façon nationale de mesurer.

Il est vrai que les produits énergétiques sont plus fortement représentés dans l'indice des prix à la consommation harmonisé au Luxembourg, à savoir 12,08%, que dans les autres pays de la zone euro (poids moyen : 8,98%). Ensuite la sensibilité des prix des produits énergétiques à la consommation par rapport aux prix mondiaux du pétrole est également la plus forte au Luxembourg en raison d'une taxation plus faible.

Mais regardons ailleurs. Le prix des biens alimentaires est aussi passé de 1,24% en janvier à 2,84% en juillet. Les prix des biens industriels ont augmenté de 7,32% en juillet, en partie expliqué par la flambée de la sous-composante énergie. L'évolution des prix des biens industriels non énergétiques a aussi augmenté de 1,63% en juillet. Tout doucement les prix énergétiques vont faire leur chemin à travers les prix des biens intermédiaires et les coûts salariaux via l'indexation pour aboutir aux prix de biens finaux. Si la situation concurrentielle des entreprises les a amenées dans un premier stade à absorber cette augmentation dans les marges de profit, cette absorption devient invraisemblable vue la persistance dans le temps de l'augmentation des prix du pétrole et sa traduction dans les coûts salariaux. Les derniers chiffres indiquent une hausse du coût salarial dans l'industrie de 4,4% contre 1,8% en 1999.

Quant aux services, il y a lieu de relever que les hausses observées par l'IPCH ont été de l'ordre de 2,5% à 2,8% pendant l'année en cours, ce qui est surtout le résultat des tranches indiciaires échues respectivement en août 1999 et en juillet 2000, qui se font le plus sentir au niveau des services intensifs en main d'oeuvre.

L'inflation sous-jacente (version IPCN) a augmenté de cadence pour s'établir au Luxembourg à 2% en septembre, nettement au-delà de l'inflation sous-jacente dans la zone euro. Cette hausse s'explique par l'impact des tranches indiciaires, le dynamisme de la conjoncture ainsi que par les apparitions des répercussions des hausses des prix du pétrole sur le prix des autres biens et services.

J'ouvre ici une parenthèse pour appeler votre attention sur l'inflation des prix des actifs immobiliers au Luxembourg traités dans le Bulletin le plus récent de la Banque centrale du Luxembourg. S'il est vrai qu'il n'y a pas de lien direct entre l'inflation des prix des actifs et des prix à la consommation parce que les premiers ne figurent pas dans le panier de la ménagère utilisé pour mesurer l'inflation des prix à la consommation, il existe un lien indirect par le biais de l'effet de richesse avec des conséquences pour l'inflation des prix à la consommation. Cette étude sera une première contribution, et l'analyse sera poursuivie dans les Bulletins subséquents.

Je voudrais revenir à mon analyse de l'inflation du Luxembourg et sur les conséquences de cette inflation d'origine exogène. Ce constat d'origine externe est-il synonyme d'impuissance ? L'économie luxembourgeoise ne dispose-t-elle d'aucun instrument pour contrecarrer les chocs exogènes ? Je dirais que même si les moyens d'action de la politique économique sont limités au Luxembourg à tout le mois, la politique ne devrait pas tendre à renforcer des chocs externes.

Ainsi en 1974 lors du premier choc pétrolier, nous avons connu la plus forte augmentation des dépenses budgétaires depuis la Deuxième Guerre Mondiale. Cette timide tentative de financement d'un choc externe a toutefois rapidement cédé à la reconnaissance de la nécessité d'un ajustement. Cette année-ci il semble encore que la première réaction ait été une volonté de financer le choc externe. Serait-on en présence d'une connaissance insuffisante des phénomènes de transmission d'augmentations des prix à Luxembourg dans le cadre institutionnel particulier qui est le sien notamment en matière de formation des salaires ?

Voilà pourquoi j'ai cru devoir appeler l'attention sur les principes arrêtés au niveau communautaire en ce qui concerne la nécessité d'éviter une politique fiscale pro-cyclique. Si les réformes de l'imposition en Europe font partie des nécessaires réformes structurelles, elles devraient s'inscrire dans le cadre d'un retrait des dépenses publiques, alors que nous avons constaté au Luxembourg une progression extraordinaire de ces mêmes dépenses. Il est vrai qu'une grande partie de cette augmentation se traduit par un renforcement des fonds d'investissement, mais ne se traduisant pas automatiquement en dépenses d'investissement. Les fonds d'investissement ont des limites techniques dues aux ressources humaines existantes dans la fonction publique ainsi que dues aux capacités d'intervention du secteur privé dans le domaine d'activité de certains fonds d'investissement. On peut plutôt parler d'une épargne publique que d'un renforcement de l'activité d'investissement. Or, dans le cadre actuel de l'utilisation de l'épargne publique sur des comptes à terme, cette épargne a une rémunération inférieure à l'inflation. L'argent mis de côté diminue en valeur.

Quelle est la valeur intrinsèque de l'intervention accrue de l'Etat dans l'économie si on examine la composition de la croissance pour 1999 qui s'est élevée à 7,5% dont presque un tiers dû à la consommation des administrations publiques ? Cette consommation en augmentation de 12,8% était due à 4 facteurs récurrents :

  • les dépenses de l'assurance dépendance nouvellement introduite ;
  • des allocations familiales supplémentaires ;
  • une augmentation des dépenses des caisses de maladie ;
  • une augmentation des dépenses de pension.

Par ailleurs le projet de budget pour 2001 prévoit une augmentation de l'inflation de 2,0% et une injection supplémentaire de pouvoir d'achat par une réduction du barème d'impôts, alors que la progression de la consommation finale des ménages a atteint 4,1% l'année passée et ne donne aucun signe de faiblesse cette année-ci.

Il est vrai que le scénario national fait en partie écho aux comportements chez nos voisins. Serions-nous en train de refaire les erreurs du passé décrits par le FMI comme suit :

Des positions de taux de change compétitives encouragent le démarrage de la conjoncture européenne. Tiré par la demande externe le taux de change devrait apprécier avec la maturation du cycle. Mais l'insuffisance de politiques économiques contre-cycliques et des politiques fiscales carrément pro-cycliques encourage les pressions inflationnistes durant la reprise forçant les salaires réels à réagir face aux conditions cycliques améliorées et renforçant encore les pressions inflationnistes. Ceci amène les autorités monétaires à répondre à ces risques accrus par un resserrement des conditions de financement. Aussi en période de reprise peut-on constater un masquage des rigidités dans les économies qui empêchent l'ajustement rapide à des chocs externes.

Ainsi la situation confortable en matière de finances publiques devrait être mise à profit pour attaquer des politiques mieux orientées vers une offre plus efficace à la fois dans les marchés des produits et des facteurs, ceci à travers des politiques de réforme structurelle dans ces marchés, des politiques de réforme du système d'imposition, un réexamen des subsides dans les dépenses publiques. Si ces réformes ne sont pas mises en oeuvre, le policy mix pourrait redevenir problématique dans la zone euro avec la maturation du cycle. Et le Fonds Monétaire de continuer que surtout dans les pays où des risques de surchauffe se présentent des efforts spécifiques devraient être faits pour accélérer les réformes structurelles destinées à encourager le potentiel de croissance. Au Luxembourg, au-delà du débat politique et sans vouloir entrer dans une discussion partisane, cela voudrait dire de se départir des politiques de stimulation de la demande pour s'orienter vers des politiques d'élargissement de l'offre. Ne faudrait-il pas élargir la base de ressources réelles, notamment de ressources de main d'oeuvre dans le pays afin de maintenir les taux de croissance exponentiels actuels et d'éviter des goulots d'étranglement inflationnistes ainsi que des engorgements d'infrastructure à l'avenir ?

Le Fonds Monétaire insiste aussi que les réductions d'impôts devraient être limitées à des impôts ayant le plus d'impact sur l'offre, et que pour le surplus des économies publiques pourraient être constituées en vue d'accompagner les réformes de financement de la Sécurité sociale.

Malheureusement l'histoire des cycles en Europe au cours des trois dernières décennies nous amène à la prudence. Presque toujours l'insuffisance des politiques contre-cycliques ou même des politiques carrément pro-cycliques a renforcé des marchés inflexibles pour casser la reprise et projeter la croissance dans une phase descendante. L'incapacité dans le passé des réformes structurelles destinées à revitaliser le côté de l'offre dans une mesure requise pour faire face à une demande en expansion pose des questions sur la croissance soutenue et continue qui seule sera en mesure de diminuer de façon durable un niveau de chômage qui reste à des niveaux inacceptablement élevés.

A ce sujet le Fonds note aussi que la formation des salaires au niveau national est devenue beaucoup plus sensible à la compétitivité à l'intérieur de la zone euro, et je crois qu'il serait utile que les principaux acteurs réfléchissent aux conséquences de notre fonctionnement institutionnel dans un environnement changé.

En conclusion on peut être inquiet quant aux dangers de l'inflation au Luxembourg. Au plan fiscal, la consommation publique connaît une dynamique structurelle très élevée, les subsides nombreux ne sont pas nécessairement destinés à élargir l'offre, d'aucuns visant plutôt à une stimulation de la demande.

Le niveau élevé des intentions d'investissements publics face à un niveau record des investissements privés peut également amener à des tensions sur les prix. Même si les biens d'investissement sont importés, les ressources nationales existantes doivent tenir le rythme. La réduction de la pression fiscale est encore ciblée sur la demande. La formation de certains prix administratifs relève d'une philosophie dépassée.

Alors que nous sommes bien renseignés sur la taille et la couleur des yeux des Luxembourgeois depuis 150 ans, notre connaissance des canaux de transmission et de formation des prix est lacunaire. Nous ne semblons pas disposer des ressources ou de la volonté nécessaires pour essayer de cerner les signes de nouvelle économie chez nous.

Pourtant une chose est sûre : si nous croyons pouvoir vivre avec une inflation supérieure à celles de nos voisins, c'est tout l'avenir de notre bien-être économique et social que nous mettons en jeu. Il n'est pas trop tôt qu'une prise de conscience se déclenche sur le fonctionnement de notre économie dans l'Union économique et monétaire.