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Les conditions de succès de la libéralisation du compte de capital

Intervention de Monsieur Yves Mersch, Président de la BCL

Réunion des banques centrales francophones – Marrakech, 9-12 mai 2005

Seule la parole prononcée fait foi

L’histoire financière récente est marquée par la résurgence de crises financières touchant plus particulièrement les pays nouvellement intégrés aux mouvements financiers internationaux. Les coûts liés à ces crises ainsi que les risques qu’elles font peser à l’économie mondiale en raison des phénomènes de contagion ont relancé le débat sur les effets de la libéralisation du compte de capital sur la croissance, aussi bien dans les milieux académiques que politiques.

Sur le plan théorique, les arguments en faveur de la libéralisation reposent principalement sur plusieurs idées :

  • une allocation plus efficace des ressources, favorisant ainsi la baisse du coût du capital et donc l’investissement,
  • une meilleure diversification des risques, l’accès plus large aux marchés financiers devant permettre de mieux diversifier le portefeuille d’actifs et donc de réduire la volatilité de la consommation,
  • le développement du secteur financier domestique. L’apparition de nouveaux instruments et de nouvelles techniques ainsi que l’ouverture du marché à des acteurs étrangers devraient en effet accroître la concurrence et par ce biais l’efficacité du système financier dans son ensemble.

Néanmoins, l’existence d’imperfections et les risques associés aux mouvements sur les marchés financiers, surtout s’ils ont un caractère spéculatif, conditionnent les effets positifs que l’on peut attendre de la libéralisation. De plus, l’existence d’une relation positive entre la libéralisation des mouvements de capitaux et la croissance est difficile à mettre en évidence sur le plan empirique. Il semble en effet que la libéralisation ne soit pas une condition suffisante à la croissance et que d’autres facteurs doivent être pris en compte.

L’attitude du FMI, qui semble aujourd’hui plus systématiquement mettre en garde contre les risques liés à une libéralisation trop rapide et non maîtrisée du compte de capital, témoigne de l’évolution des positions de la communauté internationale sur ce sujet. Les développements académiques et politiques privilégient plutôt l’idée selon laquelle l’ouverture du compte de capital sera d’autant plus bénéfique qu’elle sera mise en œuvre progressivement et conditionnellement à certaines réformes. L’objet de cette intervention est d’alimenter le débat sur cette question et de préciser quelques propositions pouvant favoriser le succès de la libéralisation du compte de capital.

Conditionner la libéralisation du compte de capital

-Au premier rang des conditions devant favoriser le succès de l’ouverture du compte de capital, figure sans doute le développement et la stabilité du système financier ainsi que la mise en place d’un système de régulation et de surveillance prudentielle efficaces. Il est effectivement important de renforcer en parallèle la capacité du système financier à faire face à des chocs macroéconomiques et financiers. La mise en place de dispositifs micro et macro-prudentiels devraient ainsi contribuer à accroître la résilience du système bancaire et financier. L’objectif est ici de réduire la vulnérabilité du système financier, d’éviter que des phénomènes de contagion ne mettent en danger l’ensemble du système lorsqu’un opérateur connaît des difficultés, d’accroître la capacité de l’ensemble du système à absorber les chocs macroéconomiques et d’éviter une exposition excessive aux risques. On peut cependant également avancer l’idée que l’ouverture progressive du compte de capital est à même de favoriser l’émergence d’institutions et de modes de régulation fiables et efficaces. Dans leur grande majorité, les pays européens ont maintenu des restrictions sur leur système financier ainsi que des contrôles sur le marché des changes avant de libéraliser progressivement, d’abord le système financier domestique puis le compte de capital. La réforme du système bancaire français n’ayant par exemple été réalisée qu’au milieu des années 1980 tandis que les restrictions sur le marché des changes ont été levées en 1989. Le cas de l’économie luxembourgeoise est par contre particulier dans la mesure où le développement d’une place financière forte a justement été, entre autre, favorisé par l’existence de législations plus contraignantes dans la plupart des pays voisins. C’est donc ici au contraire une ouverture précoce et complète qui a permis le développement économique et financier puisque les banques luxembourgeoises, s’appuyant sur la tradition du secret bancaire et sur l’absence de restriction aux mouvements de capitaux, ont tiré profit d’une réglementation plus contraignante aux Etats-Unis et dans les autres pays européens pour s’imposer sur le marché des euro-devises. Il faut ici souligner que l’existence d’un climat politique stable et du double marché des changes instauré dans le cadre de l’association monétaire belgo-luxembourgeoise ont joué un rôle essentiel. On distinguait en effet le marché réglementé sur lequel se traitaient les opérations reprises dans la balance des opérations courantes et sur lequel le franc était fixé au dollar dans le cadre des accords de Bretton Woods d’abord, dans le cadre du serpent monétaire et du système monétaire européen (SME) ensuite ; par opposition l’autre segment de marché, dit marché libre, voyait se dénouer les opérations du compte financier. Ce système a duré de 1955 à 1990 permettant ainsi de garantir la stabilité du taux de change dans les opérations courantes et de laisser le franc financier s’ajuster librement sur l’autre marché. L’expérience historique du double marché des changes a donc été très positive, permettant la première libéralisation des mouvements de capitaux dans l’Europe de l’après-guerre, tout en abritant les réserves de changes. La marge de manœuvre qu’il permettait était bienvenue, surtout quand on n’en avait pas besoin, tel que l’expérience d’une divergence profonde entre ces deux marchés durant la période suivant les premier et second chocs pétroliers l’a amplement documentée.

-La question du régime de change est ainsi au cœur de la problématique du succès de l’ouverture du compte de capital. Il faut néanmoins rappeler que dans certains cas, les régimes de changes fixes se sont révélés particulièrement fragiles à la suite de la libéralisation des mouvements de capitaux ; les exemples les plus marquants étant sans doute : la crise du SME en 1992, malgré une libéralisation progressive entreprise par les pays européens, les pays asiatiques en 1997 et 1998 ou encore le Brésil en 1999. L’effondrement du Currency-board argentin a également remis en question la soutenabilité des régimes de changes dits « durs ». Par ailleurs, les crises financières récentes qualifiées régulièrement de « crises jumelles » ont souvent impliqué les marchés des changes et du crédit bancaire. C’est pourquoi le FMI semble aujourd’hui plutôt encourager la mise en œuvre d’une plus grande flexibilité des changes. Néanmoins, les risques associés à ce type de régimes sont moins connus. C’est essentiellement pour des raisons politiques et institutionnelles que les pays européens ont maintenu un régime de changes fixes mais ajustables (même après l’effondrement du système de Bretton-Woods) quitte à instaurer un double marché des changes comme nous venons de le voir en Belgique et au Luxembourg. Pour autant, l’existence de ce marché dual n’a pas toujours permis de se mettre à l’abri des pressions exercées sur le marché des changes. Ainsi, la surévaluation grandissante du franc réglementé, due principalement à l’augmentation de la dette publique belge, a contraint les autorités à la dévaluation en 1982.

-En outre, les questions du choix du régime de changes et de l’ouverture du compte de capital ne peuvent être séparées de celle des politiques macroéconomiques qui sont menées. On considère généralement qu’il est difficile de maintenir simultanément un régime de changes fixes, une liberté totale des mouvements de capitaux et l’indépendance de la politique monétaire. L’objectif de la politique monétaire doit donc être nécessairement compatible avec le choix du régime de changes et la volonté d’ouvrir le compte de capital. La politique budgétaire est également importante, voire centrale, puisque des craintes pesant sur la soutenabilité de cette politique peuvent être à l’origine d’une défiance généralisée et accélérer la fuite des capitaux mettant en difficulté le régime de changes. Ces problèmes sont de nature générale mais surtout épineux dans les pays fortement dollarisés (ou euroisés) et dont l’endettement est contracté à court terme.

-Plus généralement, la qualité et la stabilité des cadres juridique, institutionnel et politique sont des aspects essentiels du développement économique. Tous ces éléments participent en effet de la mise en place d’une bonne gouvernance et constituent donc une condition du succès de la libéralisation des mouvements de capitaux. Les problèmes de corruption et de collusion sont un frein pour l’investissement et ne permettent pas une allocation vraiment efficace des ressources. Ces politiques doivent par ailleurs être accompagnées par une plus grande transparence de l’information permettant ainsi de réduire les asymétries d’information et donc une meilleure évaluation des risques.

Une approche séquentielle de l’ouverture du compte de capital

Dans cette seconde partie, l’objectif est de monter qu’il peut être préférable de procéder à une libéralisation progressive des mouvements de capitaux. Nécessairement, toutes les conditions évoquées précédemment sont autant d’étapes qui sont susceptibles de précéder ou du moins d’accompagner l’ouverture du compte de capital. Ainsi, l’approche conditionnelle va de pair avec une approche séquentielle et c’est une vision englobante de la question qui prime.

-L’ouverture du compte courant ne peut sans doute pas être envisagée tant qu’il existe des restrictions sur le plan domestique. Autrement, toutes les réglementations domestiques deviennent rapidement inopérantes dans la mesure où elles peuvent être contournées. Il semble effectivement plus cohérent de renforcer d’abord la compétitivité du système bancaire et financier en libéralisant le marché domestique. Toutefois, cette mise en concurrence doit sans doute se faire progressivement au risque de déstabiliser un système économique qui n’aurait pas eu le temps de s’adapter au nouvel environnement concurrentiel. La gestion des risques inhérents à ce nouvel environnement est en effet le résultat d’un apprentissage et de la mise en place de procédures internes efficaces. Une libéralisation précipitée dans un environnement encore fragile exposerait le système bancaire et financier à un risque accru de crise. C’est ainsi qu’ont procédés la majorité des pays européens au cours des années 1970 et 1980.

-L’ouverture du compte courant doit sans doute précéder celle du compte de capital. La raison principale étant que l’ouverture du compte de capital a des effets d’autant plus positifs que l’économie réelle est déjà ouverte. Il semble de surcroît que si les bienfaits de la libéralisation des mouvements de capitaux sont encore incertains, les effets de l’intégration commerciale sont beaucoup moins remis en cause

-Enfin, il convient certainement de libéraliser progressivement les différents mouvements de capitaux en fonction des effets bénéfiques qu’ils peuvent avoir sur l’économie et aussi en prenant en compte les risques qu’ils sont susceptibles de produire sur la stabilité financière. Les effets positifs des investissements directs sur la croissance sont effectivement reconnus. A l’inverse les risques d’effets déstabilisants des investissements de portefeuille et des capitaux bancaires sont plus élevés, la volatilité des investissements de portefeuille étant effectivement bien plus importante que celle des investissements directs. Lors des épisodes récents de crises financières, la rapidité avec laquelle les capitaux sont sortis du pays a été souvent impressionnante. Ces retournements résultent non seulement du caractère  potentiellement instable des investissements de portefeuille mais également de la structure bien souvent à court terme de l’endettement tant privé que public. Aussi, afin d’atténuer les effets déstabilisants de ces retournements sur les marchés financiers, il est bénéfique de favoriser un endettement à plus long terme et dans la devise domestique afin de ne pas amplifier les fluctuations du prix d’un titre par celle du taux de change,  ce qui  trop souvent concourt à remettre en cause son remboursement. Pourtant favoriser un tel type d’endettement ne procède pas de la seule volonté politique, mais est largement le résultat de la conjonction d’une série de facteurs: d’abord, de mesures  structurelles visant à fortifier un secteur bancaire concurrentiel et une intermédiation efficace par les marchés des capitaux ; ensuite, d’une politique monétaire ayant comme finalité principale le maintien du pouvoir d’achat de la monnaie, afin que les instruments financiers libellés en monnaie nationale soient recherchés et utilisés pour des endettements et investissements à long terme ; finalement, d’une politique budgétaire soutenable qui est un pré-requis afin que le secteur public puisse le cas échéant jouer un rôle moteur au travers de ses propres émissions de titres et que la situation en matière de finances publiques n’exerce pas d’influences inhibitrices sur les marchés et instruments financiers locaux.

Conclusion

Il est sans doute difficile de hiérarchiser les différents arguments qui viennent d’être exposés. De même, qu’il reste délicat d’affirmer avec certitude que tel aspect est un élément déterminant du succès de l’ouverture du compte courant. Néanmoins, l’objectif était sans doute plus de montrer que la question de la libéralisation n’est pas indépendante d’un ensemble d’autres questions et que cette libéralisation ne doit se faire que dans le cadre d’une politique réfléchie et cohérente.

Il semble ainsi nécessaire de prendre en compte la situation économique  spécifique de change pays avant de s’engager dans un programme de libéralisation du compte de capital afin d’évaluer les avantages et les risques inhérents à la démarche. C’est effectivement une question sur laquelle il est sans doute nécessaire de s’affranchir de tout dogme. Toute approche schématique et unique doit alors être exclue de façon à prendre en compte les structures économiques sectorielles et géographiques des pays qui souhaitent s’engager sur la voie de la libéralisation des mouvements de capitaux.

Finalement, il faut garder à l’esprit que la libéralisation ne peut être une fin en soi mais qu’elle doit être adoptée de façon pragmatique dans la mesure où elle permet de favoriser la croissance et le développement. Elle en a sans doute été l’outil au Luxembourg mais inversement, la pérennité des contrôles dans d’autres pays a peut-être permis de renforcer le système bancaire afin de mieux le préparer à une intensification de la concurrence et éviter ainsi une crise économique et financière.