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La politique monétaire de la BCE : Mesures exceptionnelles en temps de crise exceptionnelle - Interview de M. Gaston Reinesch, Président de la BCL, donnée au Paperjam, le 31 décembre 2020

31.12.2020

La politique monétaire de la BCE : Mesures exceptionnelles en temps de crise exceptionnelle

La crise sanitaire du Covid-19 a déclenché un double choc négatif - d’offre et de demande-, plongeant ainsi la zone euro dans un fort repli économique d’une ampleur et d’une rapidité sans précédent en temps de paix.

Il s’est avéré que ce dernier sera plus prolongé et, à certains égards, plus marqué que cela n’était encore espéré en septembre dernier.

Dans une optique de court terme, si le troisième trimestre de cette année a connu un rebond nettement plus important qu’anticipé, le déclenchement et l’ampleur d’une deuxième vague pandémique ainsi que les mesures nécessaires de (re-)confinement décidées par les gouvernements - parfois quelque peu tardivement et insuffisamment cohérentes et coordonnées - devraient se traduire par un déclin sensible de l’activité au quatrième trimestre, avec une tendance d’inertie débordant sur le premier trimestre de l’année 2021.

Toutefois, dans une optique de moyen terme, il n’est pas téméraire, à l’heure actuelle, de s’attendre à ce que l’économie de la zone euro puisse commencer à se redresser au cours du deuxième semestre de l’année nouvelle et se rapprocher progressivement du niveau d’activité et de la vitesse de croisière caractéristiques de la période d’avant la crise sanitaire.

Un tel scénario mettrait fin à l’atonie de la consommation et des investissements privés et repositionnerait l’inflation sur sa tendance d’avant la crise d’une remontée progressive vers 2%. Cependant, afin qu’il se réalise, il est impératif, en attendant le dénouement de la crise sanitaire, de maintenir intact le potentiel de production de la zone euro.

À cet effet, il faut que soient réunies plusieurs conditions.

Premièrement, si la découverte de vaccins a déjà permis de générer une plus grande confiance dans une hypothèse de résolution progressive de la crise sanitaire, il reste à réussir en pratique un déploiement efficace et généralisé des vaccins au cours des prochains mois afin d’éviter une troisième vague.

Deuxièmement, le caractère expansionniste actuel des politiques budgétaires nationales, auxquelles la politique monétaire est complémentaire dans la situation actuelle, doit être prolongé en ces temps de résolution de crise afin d’éviter un effet de rupture brutal (« cliff-effect »). Cela dit, les dépenses publiques, de nature économique, sanitaire et sociale, doivent être proportionnées et axées sur les nécessités ayant trait à cette pandémie. Il ne s’agit pas de procéder, sous le couvert de la crise, à des dépenses non liées à celle-ci et, de surcroît, de les déclarer incompressibles par la suite. Sur le plan européen, un rôle clé revient au plan « Next Generation EU », qui doit être mis en œuvre sans délais et dont les fonds devraient être alloués à des dépenses publiques productives.

Troisièmement, la politique monétaire doit continuer à assurer que les entreprises, y compris les PME, et les ménages aient accès à des conditions de financement très favorables - ce qui, par ricochet, améliore également les conditions de financement des États -, que ce soit au travers des crédits bancaires ou par le biais de financements plus directs au travers des marchés financiers.

Quatrièmement, si à ce jour un choc économique encore plus profond a pu être évité, qui aurait risqué de déclencher un effet d’amplification négatif sur le système financier, il faut rester prudent et la politique monétaire, flanquée des politiques micro- et macroprudentielles, doit persévérer dans la voie actuelle.

Dans ce contexte, trouble et plein d’incertitudes, nous avons décidé au Conseil des Gouverneurs du 10 décembre dernier de procéder à un recalibrage en termes de volume, de flexibilité et de durée, notamment des deux instruments de crise exceptionnels transitoires que nous avions très réactivement mis en place déjà en mars et qui ont fait entre-temps leurs preuves.

Il s’agit du programme d’achats d’urgence de titres publics et privés face à la pandémie, communément appelé « PEPP » (Pandemic Emergency Purchase Programme) et les opérations de refinancement à plus long terme ciblées, communément appelées « TLTRO III» (Targeted Longer-Term Refinancing Operations).

Plus concrètement, l’enveloppe du PEPP est augmentée de 500 milliards d’euros pour la porter à 1850 milliards d’euros. La flexibilité d’achats (dans le temps, entre catégories d’actifs et entre les juridictions de la zone euro) devrait contribuer à assurer une transmission satisfaisante de la politique monétaire, ainsi que des conditions de financement très favorables pour l’économie réelle.

Le montant total de l’enveloppe n’est pas un objectif à atteindre coûte que coûte. En effet, si les conditions de financement favorables peuvent être maintenues avec des flux d’achats nets n’épuisant pas à l’horizon fixé ledit volume, il ne sera pas nécessaire de l’utiliser pleinement.

Parallèlement, la durée du programme a été étendue de neuf mois jusqu’à fin mars 2022, alors que la politique de réinvestissement des remboursements du principal des titres arrivant à échéance a été prolongée au moins jusqu’à la fin de l’année 2023.

Précisons dans ce contexte que la BCL a acquis, dans le cadre du PEPP et du programme d’achat d’actifs déjà lancé en 2015, jusqu’à fin novembre 2020 quelque 3 milliards d’euros de la dette publique luxembourgeoise. Ce montant, auquel s’ajoute la dette luxembourgeoise acquise par la BCE, continuera à augmenter au cours de l’exécution de ces programmes. Je noterai que, sans préjudice de la nécessité absolue de tels achats dans l’intérêt général, ces achats, tout comme par ailleurs le TLTRO III, pèseront sur les résultats de la BCL.

Quant au TLTRO III, il s’agit d’opérations de refinancement des banques commerciales participantes auprès des banques centrales nationales. Il a été prolongé pour une période de 9 mois jusqu’à 2022, période pendant laquelle trois opérations de refinancement supplémentaires sont maintenant programmées. Le montant total que les contreparties pourront emprunter a également été augmenté.

Les conditions de ce programme sont exceptionnellement attrayantes. Sous certaines hypothèses de crédits accordés, les banques commerciales, pour faire court, remboursent moins aux banques centrales que ce qu’elles ont perçu de ces dernières. Ces conditions, économiquement, s’apparentent à un « subside » du système bancaire. L’attente est bien évidemment que ces conditions soient répercutées par les banques commerciales sur leur clientèle.

En résumé, en ayant pris les mesures décrites ci-dessus (en sus de celles que, faute de place, je ne peux commenter, mais que l’on peut consulter sur le site de la BCE[1]), le Conseil des Gouverneurs a mis en place, et cela tant que la crise sanitaire perdurera, un filet de sécurité, monétaire et de financement, pour l’économie réelle, ou, pour le dire avec les mots de Christine Lagarde : « We have built a bridge to ensure that entrepreneurs, households and corporates can get to the other side of the pandemic… » . Par ailleurs, ces mesures contrecarrent les pressions à une baisse prolongée de l’inflation, tout en créant les ressorts nécessaires à un rebond futur de l’économie dans la zone euro, y compris pour les perspectives d’inflation, selon le scénario prédécrit.

Qui plus est, ces mesures de politique monétaire ont permis de maintenir la stabilité financière, évitant par-là l’occurrence de turbulences, certes d’origine différente, mais semblables à celles de la grande crise financière de 2008/2009. Si l’objectif d’un maintien de la stabilité financière est un objectif crucial pour toute la zone euro, il est particulièrement pertinent dans le contexte de l’économie luxembourgeoise, où l’activité financière contribue pour une partie très significative au produit intérieur brut (PIB), à l’emploi et aux recettes fiscales de l’État luxembourgeois.

[1] https://www.ecb.europa.eu/